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Les Cinq Croix de France
Les Cinq Croix de France
à Saint-Ouen-Marchefroy
par M.Jules JOB
Lu à la séance de la Société archéologique d'Eure-et-Loir tenue au château d'Anet, le 25 juin 1876 Vendu au profit de la restauration des Cinq Croix de France.
La commune de Saint-Ouen-Marchefroy, distante d'Anet, de 6 kilomètres, est traversée de l'est à l'ouest, par une voie romaine, appelée aussi le grand chemin de Normandie; cette voie se soudait, à Richebourg, à la voie romaine de Dreux à Paris et de Dreux à Mantes.
Elle traversait Saint-Lubin de la Haye, prés de la butte du Châtelet et la porte prétorienne d'un ancien camp, puis Saint Ouen, prés de la butte, dite du Sacrifice, descendait ensuite à la Chaussée d'Ivry (Calciata), se dirigeait sur Evreux, où elle se raccordait avec les voies diverses qui sillonnaient la Normandie.
Vous nous excuserez, en commençant de nous laisser entraîner dans ces détails, à cause des souvenirs historiques que cette voie nous rappelle, précisément à cause du sujet qui fait aujourd'hui l'objet de notre épisode.
D'ailleurs personne n'ignore que les voies romaines, oeuvres gigantesques d'un grand peuple conquérant, ont servi comme viabilité, non seulement jusqu'à la chute de l'Empire romain dans les Gaules arrivé en 476, mais qu'elles ont encore au XVlle siècle servi de jalons pour l'établissement des routes qui, à cette époque ont été construites en France.
SAINT OUEN et MARCHEFROY, sont reliés par un chemin qui traverse la voie romaine, aujourd'hui, route d'Ivry à Houdan.
Sur le côté gauche, à l'embranchement de ces chemins, sont plantées cinq croix de pierre. Nous fûmes très étonnés à la vue de ces cinq croix, et persuadés qu'elles devaient se rattacher à quelque fait historique, nous en parlâmes à certaines personnes qui ne purent nous donner aucun renseignement précis. Dans l'annuaire d'Eure-et-Loir, nous lûmes ceci: "On remarque près de SAINT OUEN, cinq croix plantées dans un petit carrefour, elles sont connues sous la dénomination des Cinq Croix de France, signe de leur antiquité. "Cela ne nous apprenait rien et ne servait qu'à exciter notre curiosité.
Enfin, nous fûmes plus heureux auprès de M. l'abbé GROMARD, alors curé de SAINT OUEN, qui nous communiqua une tradition légendaire, conservée dans le pays, tradition qui nous permit de retrouver la date et les circonstances du grand événement qui a donné lieu à ce souvenir historique, des Cinq Croix de France.
C'est le résultat de nos recherches que nous venons vous communiquer en ce jour dans cette séance tenue à Anet, éloigné, comme nous l'avons déjà dit de quelques kilomètres de SAINT OUEN.
Nous aurions désiré vous offrir un travail plus complet, mais le cadre très restreint dans lequel nous voulons nous renfermer, ne l'a pas permis.
En 1087, GUILLAUME LE CONQUERANT, duc de Normandie et roi d'Angleterre, quitta de nouveau son royaume qu'il ne devait plus revoir; il arrivait, animé des sentiments les plus hostiles contre la France, et surtout contre le roi PHILIPPE 1er, son suzerain, à cause du Comté du Vexin.
Voici quel fut le sujet de la nouvelle querelle survenue en 1086 entre les deux souverains: HUGUES DE CESOEIL et RAOUL MAUVOISIN, gouverneur de MANTES, ayant pris les armes passèrent la rivière d'Eure et vinrent nuitamment en différentes fois, ravager les terres de GUILLAUME DE BRETEUIL, Seigneur de PACY et de ROGER D'IVRY, du parti d'Angleterre, emmenant les troupeaux, faisant des prisonniers et reprochant aux Normands d'être sans courage.
GUILLAUME, reprochait en outre à PHILIPPE, d'avoir favorisé le rébellion de son fils ROBERT, et enfin, une plaisanterie bien connue dans l'histoire, que fit le roi de France, sur la maladie qui retenait GUILLAUME à ROUEN, plaisanterie qui lui fut rapportée, mit le comble à la haine secrète qu'il nourrissait et alluma entre les deux nations une guerre d'extermination.
PHILIPPE dut alors par tous les moyens possibles, se mettre en mesure de pouvoir résister à un pareil choc. Jusqu'alors, il avait été loin de prévoir tout ce que cette puissance rivale prendrait un jour de consistance et tout ce que ses forces et son génie auraient d'inquiétant pour le bonheur et la gloire de la France.
Les occasions se renouvelaient souvent entre les deux souverains, pour se mesurer ensemble; la jalousie et l'antipathie qui durèrent plusieurs siècles, devinrent une source de haines, cause de la mort de tant de braves guerriers et de la ruine de tant de pays haies et antipathie qui ne se calmèrent jamais parfaitement, même après la bataille de FORMIGNIES, en 1450.
Enfin, on s'arma de tous côtés en France, chacun voulut s'enrôler pour la défense de la Patrie.
Six frères, gentilshommes français, devant partir pour cette guerre, reçurent chacun un anneau semblable, aux armes de leur maison, de la main de leur mère vénérée. "Demeurez unis et souvenez-vous de votre mère qui prie pour vous" ; telles furent les dernières paroles que proféra la pieuse châtelaine à ses fils en leur mettant l'anneau au doigt. Comme à ce tendre langage, on reconnaît une femme incomparable, l'exemple des mères et encore la fille, l'épouse et la mère de héros !
Ces exemples n'étaient pas rares autrefois, et de nos jours, n'avons-nous pas vu sous les purs de Constantine, les trois frères de Caraman, où l'un d'eux a trouvé la mort.
L'un des survivants, le comte ADOLPHE, habitait naguère le château d'ANET, son souvenir est resté vivant dans ce pays et sa mort récente nous a personnellement affligés. Vous nous permettrez en ce lieu même où une solennité nous réunit de payer à la mémoire de cet homme de bien, de ce soldat et de ce savant, un tri de reconnaissance pour avoir contribué à la restauration de ce château.
Mais revenons à notre sujet. Aussitôt rétabli, GUILLAUME se mit en marche avec une grosse armée, passa dans la France et commença la guerre par le feu; il n'y avait rien capable dit un ancien historien, d'étendre celui de son courroux et rien qu'il ne détruisit entièrement.
Pour dernier effet de sa vengeance ASECLIN GOEL D'IVRY, fils de ROGER, l'homme le plus cruel et le plus perfide de son temps, conducteur de son avant-garde, passe la rivière d'Eure, la dernière semaine de juillet, marche sur MANTES, brûle les blés, coupe les vignes, suivi de GUILLAUME et se son armée, qui achève la ruine de la contrée et par des combats les plus meurtriers et malgré une défense acharnée, fait éprouver de grandes pertes à l'armée française.
GUILLAUME en effet, entre de force, dans la ville de MANTES, et y fait mettre le feu, qui en peu d'heures, dévore avec toutes les maisons, l'église Notre Dame et beaucoup de personnes qui demeurent ensevelies dans la flamme. La chaleur causée par l'incendie était tellement véhémente, que le conquérant qui courait à travers les débris enflammés, s'étant trop rapproché, en fut soudainement incommodé, et (ce qui est bien pire pour lui), son cheval, posant le pied sur des charbons ardents, bondit et sautant un fossé, rejeta le roi sur le pommeau de sa selle. GUILLAUME en fut blessé au ventre, ce qui lui occasionna de grandes douleurs et le força à regagner ROUEN en toute hâte, non sans avoir toutefois envoyé porté le fer et le feu, jusqu'aux portes de PARIS. D'autres rapportent que le pied de son cheval donnant dans une taupinière, occasionna a l'accident; chose singulière que l'un des plus grands héros de son temps trouva la mort pour une cause, en apparence si peu digne d'attention.
Il est temps de retourner sur nos pas, pour retrouver le champ du combat ou plutôt le champ du carnage.
Après la bataille qui, comme nous l'avons dit fut sanglante, un seul des six frères était debout; les autres étaient pêle-mêle au milieu des morts.
Comment les reconnaître ? Cela fut cependant encore facile au survivant à l'aide de la bague qu'il savait que ses cinq frères avaient au doigt. . . Tous furent retrouvés dans un champ qu'on appelle encore aujourd'hui "le champ de la Batterie" aux lieu et place où se trouvent élevées les Cinq Croix; ils sont là encore quoique tombant en poussière. . . ils demeurent toujours unis.
Leur malheureuse mère reçut la nouvelle de leur mort, avec le même courage que la mère des Macchabées, qui avait vu immoler ses enfants.
Nous devrions peut-être nous arrêter ici, mais grâce à l'obligeance de M. l'abbé CHEVALIER, curé de SAINT OUEN, nous avons pu prendre communication du registre de la paroisse, dans lequel nous avons pu prendre d'utiles renseignements au sujet des Cinq Croix de France.
Nous y avons vu que pendant la tourmente révolutionnaire de la fin du dernier siècle, les sectaires qui prenaient plaisir, sous prétexte d'une prétendue régénération sociale, à détruire les monuments du passé, même ceux qui pouvaient rappeler les faits glorieux de la France, avaient impitoyablement saccagé les Cinq Croix qui étaient alors en fer, à l'exception de celle du milieu qui était en fer et pierre.
Ce fut le 23 thermidor, an IX, année 1802, que par les soins de M. de PARRON, seigneur de MARCHEFROY, elles furent rétablies en bois comme en faisait foi, l'inscription qu'on lisait sur celle du milieu.
La bénédiction s'en fit quatre ans après; nous pensons ne pouvoir nous dispenser de relater ici, dans son entier, le procès verbal qui a été dressé à l'occasion de cette cérémonie.
"L'an 1806, le dimanche des Rameaux, 30 mars a été processionnellement béni, quatre croix, en présence des fabriciens et habitants de cette paroisse qui, jointes à celles qui a été plantée il y a environ un an sur le carrefour, dit, des Cinq Croix, lieu où elles ont existé avant la Révolution et depuis un temps immémorial ; pour quoi, nous avons cru devoir insérer le présent procès-verbal au registre de notre fabrique pour la régénération de cette place aussi remarquable, comme des endroits les plus éloignés de France. Fait, ces dits jour et an et avons signé."
"Juglet, curé; Masson, Moyer le jeune; Moyer ; Masson Aimé ;Louet; Dagron ;Druyer ; Egasse ; Vincent Lecoq; Pasquier ; B. Bréant ; F. Chartier ; Michel; Masson, Maire; Jean Dubois; Jean Louis Dubois; Druyer ; Charles Vasseur ; Renaud; Sergent, Charles Germain; Thuvin ; Fouasse ; Françoise Girard ; Guérinot ; Bréant ; Dragon; Deschamps."
Nous avons donné les noms des signataires pour rendre hommage à leur belle conduite dans cette oeuvre de réparation.
En 1587 par suite de l'élargissement de la route, on fut obligé de déplacer quatre des croix, et lorsqu'on fit la translation, on fouilla au pied de chacune d'elles et l'on trouva quatre squelettes d'hommes que l'on enterra sous la croix du milieu avec un cinquième qui s'y trouvait également enterré.
Enfin ces croix tombant en vétusté, ont été refaites en pierre et plantée le vendredi 20 juin 1862, en présence de nombreux témoins; on a été particulièrement redevable de cette dernière restauration à M.MOYER,alors, maire de la localité, appuyé par la majorité du conseil.
La bénédiction solennelle s'en fit le 20 juillet suivant, au milieu d'un grand concours de personnes accourues des pays environnants.